[entretien: Pierre Carles]
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Comment tu envisages la mise en scène et le montage de tes films ?
C'est au cas par cas ; là par exemple dans Pas vu pas pris, j'ai retourné contre la télévision des méthodes, y compris des formes et des procédés de montage, qui sont ceux de la télévision, et une efficacité narrative qui est celle de la télévision. Donc là c'était vraiment un objet de télévision que je renvoyais à la télé, et ça leur a été relativement insupportable. Si j'avais fait un documentaire militant au sens traditionnel du terme, ou identifié comme militant, ils s'en foutaient. Tandis que là, le fait que ce soit rigolo, que les gens rient en salle, que ce soit efficace d'un point de vue narratif, selon les critères d'efficacité qui sont ceux de la télévision, ça les a énervé, c'est comme si on faisait une pub contre la publicité. Voilà un des principes qui a présidé à la réalisation de ce film.

Est ce que c'est le contenu qui va déterminer une forme narrative ?
Oui, en partie. Pour le portrait de Bourdieu, par exemple, j'ai employé des méthodes de cinéma direct qui me semblaient particulièrement adaptées. Formellement le film était très différent du précédent, il n'y a pas un personnage principal qui intervient comme je le fais dans Pas vu pas pris, là on est dans un autre registre, très différent mais qui me semblait plus adapté à ce film. Donc c'est au cas par cas.

Le monde de Bourdieu c'est quand même un monde déterminé, sombre, où il n’y a rien.
Non, je ne crois pas. Dans le film, il s'explique là-dessus ;: il dit que ce n'est qu'à condition de prendre conscience des contraintes sociales, les lois de la pesanteur sociale, qu'on peut s'en extraire un petit peu, y échapper un tant soit peu, mais il ne faut surtout pas chercher à les nier. C'est vrai qu'on est surdéterminé par nos origines sociales, par notre capital culturel, économique…

Mais est ce que finalement cela n'empêche pas de penser autre chose ?
Je ne crois pas. Je pense, au contraire, que c'est émancipateur de prendre conscience de ces choses là.

Je ne sais pas, ça c'est son hypothèse, c'est à vérifier. Bourdieu il est super connu. Il est très lu, il a un côté Zola, un côté intellectuel 19e siècle.
 Oui, disons que les grands médias lui assignent cette place.

Il n'est pas dupe quand il va chez les grévistes…
Oui, mais ça ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus chez Bourdieu, c'est plutôt qu'il produise les outils pour comprendre les mécanismes de domination. Ce qui m'intéresse c'est quand il explique que les gens ne sont pas dominés par la force et qu'ils se dominent eux mêmes, qu'ils incorporent ces processus de domination, et que les pauvres finissent par se persuader qu'ils sont vraiment pauvres, et qu'il n'y a pas besoin de leur dire, qu'ils resteront à leur place tout le temps. Ils s'en sont auto-persuadés eux-mêmes, enfin c'est ce phénomène là qui m'intéresse. Si tu ne comprends pas ces mécanismes, là tu ne peux pas changer les choses.
Ce qui est vraiment plaisant c'est que contrairement à certaines stars de la sociologie, il reste assez humble, il arrive à se mettre au niveau des gens à qui il parle….

Alors une question à un franc, si tu faisais la politique est un sport de combat, tu inviterais qui ?
La politique est un sport de combat ? Ca ne me viendrait même pas à l'idée de faire ça. Qui ? Si je faisais le portrait d'un homme politique français, de qui je ferais le portrait ? D'aucun (rires). Je partage entièrement le point de vue de Bourdieu sur la délégation, il ne faut rien déléguer à personne, il ne faut rien attendre de personne. Il ne faut jamais s'en remettre à quelqu'un.

Donc tu es un partisan de la démocratie directe ?
Non, parce que la démocratie directe cela mène à la démagogie. Si l'on interroge les gens aujourd'hui, «vous voulez la peine de mort ?». Réponse : «Oh oui oui oui».

Qu'est ce que tu penses du fait que 60 % des maires refusent de donner leur voix pour les candidatures à la présidentielle ?
A vrai dire cela ne m'intéresse pas. Moi, je n'attends rien des élections. Les candidats sont quand même sur certaines questions relativement d'accord, par exemple sur le productivisme.

Pourquoi croître ? Ce n'est pas une question qui est posée par les journalistes.
Non. Pour moi le choix électoral n'est quand même pas énorme. Je ne te parle même pas des Jospin, Chirac, Chevènement et compagnie, qui forment un seul et même parti. Mais même les autres candidats, les candidats dits "petits"…  Il ne faut pas s'en remettre à eux. Mais bon, c'est mon avis personnel. Je n'ai aucune autorité pour parler de ça. Je n'ai pas plus de légitimité pour en parler que vous. Ce sont des opinions de café du commerce.

Est ce que tu penses que la censure a reculé ou pas ?
Non, elle s'est déplacée. Elle a disparu à certains endroits pour mieux resurgir ailleurs. Elle est protéiforme. Et elle a des causes multiples. La censure c'est aujourd'hui : «cause toujours». «Vas-y on s'en fout de toute façon tes mots n'ont pas de poids". La vraie censure, telle qu'elle existait dans les pays communistes, c'était une censure qui au moins donnait du poids aux mots. Quand les mots franchissaient le cap de la censure, ils avaient du poids. Quand le samizdat passait, il avait du poids. Aujourd'hui tu pourrais dire des choses énormes, aucune importance…

C'est une annulation par la quantité ?
Tout est banalisé, mis sur un même niveau, sur un même plan, il n’y a plus de hiérarchie. L'autre jour à la télé, il y avait Marc Edouard Nabe qui vient d’écrire un livre,"Une lueur d'espoir", pas du tout inintéressant d'ailleurs... La couverture est assez étonnante : ce sont les décombres du World Trade Center avec un reste d'incendie au pied des ruines. Et la thèse du livre, c'est, grosso modo, que l'on a de la chance avec ces attentas, c'est une chance qu'il y ait eu ces attentats puisque ça va peut être faire évoluer les consciences. Et c'était intéressant de découvrire Ardisson, qui joue l'impertinent de service, recevoir Nabe et avoir une peu peur. Il lui avait mis le ministre Pierre Moscovici dans les pattes, une crapule socialiste, afin qu'il contre l'analyse de Nabe.  Et c'était assez étonnant de voir Ardisson expliquer en gros, «tu peux t'exprimer dans mon émission, mais bon, allez c'est pour rigoler, hein ?»

Et Limonov, tu en penses quoi ?
J’'avais lu des trucs pas mal de lui. Je ne sais pas je n’ai pas lu ses derniers trucs. Ah oui, il a pété les plombs quand il est rentré en Russie. Il s'est mis à défendre des positions plutôt bizarres...

Genre néo-fascistes...
Oui. Alors qu'en tant qu'écrivain, il n'était pas inintéressant.

Parce que tous ces manuscrits sont refusés à cause de cette position là. L'écrivain n'a plus le droit d'exister.
Ça c'est débile. De l'équipe de L'Idiot international, ça doit être le seul de l'équipe non publié actuellement. Parce que Besson, les piliers de l'époque sont publiés, même Nabe. Moi j'avais lu des choses assez bien de lui. Ce qui m'intéresse c'est ce qu'il écrit, sinon c'est le procès qu'on a fait à Houellebecq.

Qu'est ce que tu penses du travail de cinéaste de BHL ?
Je ne t'en parle même pas, ça parle en fait de lui-même. Je crois d'ailleurs qu'il continue de défendre ce film, en disant qu'il est un cinéaste incompris. Alors que c'est le plus gros navet de l'histoire du cinéma. Maintenant, si on le regarde comme un navet, c'est un très beau navet, c'est du niveau de Max Pécas et compagnie. Mais il refuse de le mettre dans cette catégorie-là. Il est con parce que, dans ce cas -là, on pourrait lui dire, «vous avez fait un truc incroyable !»

Oui il y avait cette blague qui circulait : quelle est le point commun entre BHL et le cinéma ? C'est le jour et la nuit.
(rires) Par contre il a trouvé ses dizaines de millions de francs pour faire son film.

Avec Karl Zero.
Ah oui, quel formidable acteur ce Karl Zero ! Mais je trouve qu'il ne faut pas attaquer BHL simplement parce qu'il a réussi à collecter des dizaine de millions de francs pour faire son film. Il faudrait plutôt dire : «Que tout le monde ait des millions de francs, même avec un projet nul, pour faire un film.» Il ne faut pas tomber dans le panneau en disant : "c'est scandaleux, il aurait dû avoir moins d'argent ou pas du tout". Il faut dire : "D'accord, subvention pour un film, attribution d'un million de francs à tout le monde». C'est comme quand les gens te disent «Les fonctionnaires sont des privilégiés, ils gagnent trop d'argent, c'est dégueulasse». Il ne faut jamais tomber dans le panneau. Il ne faut pas dire «Les pilotes d'avions c'est des privilégiés» mais plutôt «on veut tous avoir des salaires de pilote d'avion». Il ne faut pas dire «Les emplois fictifs c'est dégueulasse» mais «on veut tous des emplois fictifs !»

Ah ça, c'est d'accord.
Non mais c'est ça, il faut retourner la manière de voir. Emploi fictif ? Non, je suis tout a fait d'accord, il faut des emplois fictifs pour tout le monde.

Pour en revenir à ton film, Karl Zero il est presque attachant, c'est celui qui s'en sort le mieux. Il a un côté sympa.
Oui, il est sincère lorsqu'il me dit «mais attends, t'es vraiment con, viens bouffer à ma gamelle, y a de quoi bien se nourrir, viens, viens manger là-dedans».

Qu'est ce que tu penses de Jean-Edern Hallier ? «Ben il est mort, faut faire un truc sur lui» (rires) (n.d.l.r. : réplique de Pas vu pas pris)
Oui, si on doit parler des vivants parlons des morts, ça mange pas de pain…

C'est bizarre comment Jean-Edern Hallier devient un mythe maintenant…
Oui, tu trouves ? Alors là comme ce que je disais tout à l’heure, tu as l’exemple du type qui fait des choses pour de très mauvaises raisons. On connaît l'histoire maintenant : c'est parce que Mitterrand n'a pas voulu lui donner un poste d'ambassadeur ou de ministre de la culture, ou de je ne sais pas quoi, auquel il postulait en 1981 après avoir ciré les pompes de Mitterrand, qu’il a produit tout ce qu'il a produit par la suite. Ça a donné L'Idiot international. C'est à dire qu'en fait, l'énergie de ce canard est sortie d'un règlement de compte personnel entre lui et Mitterrand. On lui aurait filé le poste de ministre de la culture, il n'y aurait jamais eu L'Idiot international, qui a été quand même un journal incroyable, avec des articles parfois faibles ou limites, mais qui a été une des plus grandes aventures de presse de ces dernières années. Il ne faut pas nier cette qualité, et c'est drôle de voir que pour de très mauvaises raisons ce type-là en est arrivé à faire ce canard pour faire chier Mitterrand, pour faire chier..

Discussion du 22 Novembre 2001. Révisée par Pierre Carles le 10 janvier 2002.

Pour + d’infos sur : Bourdieu, PLPL, le «journal de la semaine» de Pierre Carles commandé et censuré par les Inrockuptibles, se reporter au site : http://www.homme-moderne.org
Son dernier film s'appelle enfin pris, il est sorti en Octobre 2002

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