[entretien: Pierre Carles]
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Est ce que tu es capable d'aller dans une émission régionale, par exemple France 3, en disant c'est dommage de m'inviter aujourd'hui normalement vous faites des trucs nuls ?
Si on m'invitait en direct dans une émission - rassurez-vous, ça n'arrive jamais - j'irais probablement. Mais avant de parler de mon travail je parlerais d'abord du leur, du sale boulot qu'ils font tous à la télévision.

C'est un peu tirer sur l'ambulance, quand on voit certains journalistes qui font vraiment bien leur boulot, ici du côté local, qui tirent les sujets en disant «ça n'intéresse personne mais on va les faire quand même, parce que ça m'intéresse à titre personnel de défendre ça.» Quand on voit  ça, on se demande s’il faut vraiment leur tirer dessus ?
Il y a des choses dont les gens sont responsables et d'autres dont ils ne sont pas responsables. Un journaliste est responsable des mots et des expressions qu'il emploie. Lorsqu'il reprend sans guillemets ou tels quels, les mots du pouvoir, qu'il soit politique ou économique ou militaire, il doit savoir ce qu'il fait, il doit bien s'apercevoir qu'il n'est pas neutre. Quand un journaliste dit d'un flic qu'il a "neutralisé" un jeune en banlieue alors qu'il l'a flingué, il doit prendre ses responsabilités. C'est la même chose lorsqu'il parle de "frappes chirurgicales", de "dommages collatéraux", ce sont des expressions qui font croire qu'une guerre menée par les USA ou l'OTAN est propre, ne fait pas de victime. Voilà de quoi les journalistes sont tout particulièrement  responsables : d'une certaine forme de désinformation lorsqu'il ils font passer en contrebande une vision du monde, néo-libérale et occidentale al plupart du temps. Tu peux accuser un journaliste d'avoir dit une connerie pareille ou bien d'avoir relayé les mots du pouvoir, parce qu'il est vraiment responsable de cela. Tu ne peux pas, en revanche, lui reprocher de bosser dans telles ou telles conditions. Qu'en est-il en effet des conditions de production qui influent sur la qualité de l'information ? Tu ne peux pas lui reprocher de bosser dans de mauvaises conditions, d'avoir des contrats de plus en plus précaire. De cela, ils n'en sont pas responsables. Là, c'est plutôt le système qu'il faut remettre en cause. On peut toujours leur dire «vous n'avez pris qu'une journée pour enquêter là-dessus alors qu'il aurait fallu prendre plus», ils pourront toujours dire «désolé mais on ne m'a pas accordé plus", donc effectivement les journalistes ne sont pas responsables de ça. Il faut se garder d'attaquer les gens sur ce dont ils ne sont pas responsables, Denis Robert quand il participe à une émission de Delarue et qu'il ménage ce dernier, il est responsable. Il pouvait très bien le déstabiliser, il avait la possibilité de dire : «le corrupteur c'est vous également, vous faites partie de ce système même si vous semblait vous en exclure en m'invitant, vous n'êtes pas au-dessus de la mêlée.» Le système a besoin de gens comme moi, comme Denis Robert, pour entretenir l'illusion d'un certain pluralisme et d'un caractère démocratique. Mais en faisant en sorte que nous restions minoritaires et marginaux, bien sûr. Serge Halimi, l'auteur des Nouveaux chiens de garde, était invité un jour à venir s'exprimer sur LCI, la chaîne câblée filiale de TF1 et propriété du groupe Bouygues. On lui avait dit : «Venez parler de votre livre dans une de nos émissions». Il avait dit «je suis d'accord pour parler de mon livre sur une chaîne Bouygues, mais invitez moi au journal télévisé de 20h de TF1 présenté par Claire Chazal et que celle-ci se montre aussi complaisante avec moi qu'elle l'est avec Balladur, Chirac ou Jospin. Dans ces conditions, je viens.» Inutile de dire qu'elle fut la réponse…
Mais je n'ai pas répondu à ta question précédente…
C'est pas grave, c'est pas une interview très dirigiste.

Est ce que tu penses par exemple que la francophonie est une arme justement pour combattre ces moyens, par exemple le fait de pouvoir projeter le film en Belgique, en Suisse, au Canada, avec une médiatisation, sans le côté franchouillard, pour que la chose existe et qu'elle revienne, comme un effet boomerang en fait ?
Dans mon cas, ça n'a pas trop joué. Ce n'est pas parce que des télévisions belges, suisses ou québécoises ont passé Pas vu pas pris que les chaînes françaises se sont dit tout d'un coup "zut, on va passer pour des imbéciles". Les Belges sont dominés par les Français, et il y a toujours un petit plaisir à dire «regardez, nous on ose le passe !». Là, il y a probablement un petit acte de vengeance de leur part. Mais si il y avait eu des Belges mis en cause dans le documentaire ça aurait été la même chose. Ça ne veut pas dire pour autant que de leur côté ils ne fonctionnent pas comme ça. Je ne vois pas ça en terme de francophonie. Il s'avère qu'on n'a pas eu les moyens pour faire une version anglaise du film, donc il a circulé en France et dans les pays francophones, mais pas tous.

Quand les Inrockuptibles t’invitent, c'est dû quand même à un succès et tu y vas franco ?
Ils ne m’invitent pas, ils me commandent une "Semaine de l'invité" sous forme de carte blanche. Et  j'ai fait ce que ne font pas habituellement les gens qu'ils sollicitent : je commence par les insulter, par ne pas me priver de dire ce que je pense d'eux dire. C'est ce qui a posé problème puisqu'ils n'ont pas publié le texte qu'il m'avaient commandé. Car moi, contrairement à Denis Robert, je ne dis pas «ah les Inrocks c'est pas mal parce qu'ils m'ont invité». C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à m'empêcher de mordre la main des gens qui me veulent du bien et dont je pense du mal, des amis dont on se passerait bien. Je ne sais plus quel journaliste nord-américain disait qu'il fallait parfois mordre la main de son lecteur plutôt que de le caresser dans le sens du poil. Moi mon truc, c'est mordre la main de celui qui te nourrit. C'est ce qui s'est passé avec Charlie Hebdo qui m'avait appuyé au moment de la sortie de Pas vu pas pris. C'est pareil, je ne leur dois rien. Le jour où j'ai trouvé que la position de Philippe Val, le rédacteur en chef du journal, sur l'intervention de l'OTAN au Kosovo ou l'appui à la candidature de Cohn Bendit étaient scandaleux, je ne me suis pas privé de le lui dire. Depuis je suis tricard à Charlie hebdo mais ce n'est pas grave. Il ne faut jamais se mettre dans une situation de dépendance à l'égard de qui que ce soit, surtout avec des gens qui veulent faire ami-ami.

Parce qu'ils pensent au retour d'ascenseur automatiquement.
Bien sûr, y compris dans ces milieux-là. Il ne faut jamais se sentir l'obligé de, en tout cas jamais se mettre dans cette position, de devoir quelque chose à quelqu'un. Chercher à fonctionner de manière autonome. Il faut faire  hyper gaffe à ça. Des gens comme Denis Robert dépendent trop de la presse parce que si la presse ne parle pas de leur bouquin, ils ne vendent pas etc., etc., et il s'offusque alors qu'on ne parle pas de son bouquin, mais fallait pas se mettre dans cette situation de dépendance.
Dans mes rapports avec la presse, j'ai une position très simple. Je discute avec tous les… spectateurs de mes films. Maintenant, si des spectateurs sont par ailleurs journaliste à Libération et veulent me voir pour écrire un article, je leur répond «je ne fais rien de spécial pour vous, si vous voulez venir me voir, vous venez lors une projection, comme n'importe quel spectateur viendrait voir mon film et puis on discute du travail, comme je fais avec n'importe quel spectateur, mais vous n'aurez pas un statut particulier.». Bon, à partir du moment où ils ont plus envie de te voir que toi tu as envie de les voir : ils viennent. Si le rapport de force est en ta faveur, ils sont obligés d'accepter tes conditions. Mais en règle générale, je privilégie plutôt les entretiens avec des petits journaux, des fanzines, des choses comme ça. Ça m'intéresse plus de discuter avec ces gens-là qu'avec des gros.

D'ailleurs dans un article paru en mai dans Libération, c'est assez flagrant comment à priori le journaliste se met dans le camp des accusés, en disant «oui, moi aussi j'aimerais pas avoir l'air con comme Charles Villeneuve»…
Oui, ils ont un peu peur. Ils me prêtent ce pouvoir.  Ils me craignent mais ils surestiment mon pouvoir.

Est ce que tu ne penses pas aussi par rapport au film Pas vu pas pris que les gens de Canal + ce sont des gens qui personnellement  apprécient ton travail et qui ont été coincés au niveau du système, à leur niveau mais pas à ton niveau, et qu'à un moment ils ont dû faire marche arrière ?
Oui là où ils ont été très emmerdés. Il étaient d'autant plus emmerdés que je leur ai rendu un reportage qui était cohérent avec ce qu'ils faisaient en temps normal et que pour des raisons stratégiques ils n'ont pas pu diffuser pour ne pas se fâcher avec untel ou untel. Je pense que ce travail leur convenait. Il n'était pas subversif au point de ne pas pouvoir passer sur Canal +, mais bon comme ils sont pris dans des réseaux de relation, de renvois d'ascenseur, à un moment ça les emmerdait de passer ce truc là, pour ne pas se fâcher avec untel ou untel.

Parce que le contenu du film c'est pas non plus un brûlot, on les voit juste se ridiculiser comme on voit beaucoup de gens se faire ridiculiser par les journalistes.
Non, on voit juste quelques journalistes-vedettes pas trop à leur avantage. Mais c'est la première fois qu'on voyait une différence entre leur image publique et ce qu'ils donnent à voir dans le film. Ce qui les a agressé, c'est que l'on casse leur image publicitaire, donc là il y avait une agression qui était assez violente et qui leur déplaisait fortement. Ce ne sont pas les images de Mougeotte et Léotard qui posaient problème, ce sont les images de Benyamin disant «moi je ne veux pas voir ce document» alors que par ailleurs il dit «on peut parler de tout». C'est la mise en évidence de cette contradiction qui leur posait problème, c'est le fait que les contradictions soient révélées et affichées.

C'est un peu comme dans certains courants marxistes quand on appliquait le matérialisme historique à l'histoire même du parti communiste, et ça faisait pas du tout plaisir aux gens du parti.
Oui, on peut dire ça.

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