[entretien: Pierre Carles]
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Rencontre avec Pierre Carles, suite à la projection de ces deux films, Pas vu pas pris et La sociologie est un sport de combat ainsi que des débats qui les ont suivi. La sociologie... est un film consacré à Pierre Bourdieu chez qui il a trouvé des points d'appui théoriques, comme le préfigure en un sens Pas vu pas pris dans lequel sa pratique réflexive du journalisme l'amène à appliquer à son propre métier les méthodes de l'enquête journalistique. Voir Réponses Pour une anthropologie réflexive, de Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant [1992] dans lequel il aborde sa méthode d'étude des pratiques sociales qui implique une théorie de celles-ci tout autant qu'une théorie de la pratique théorique. D'où une conception de la sociologie qui l'assimile à un " art martial de l'esprit ".

Spam : On pourrait rapprocher ton film de celui sur Noam Chomsky : Les médias et les  illusions nécessaires....
Pierre Carles : Oui et non. Oui dans la mesure où, comme dans le documentaire sur Chomsky, il s'agit d'un film qui va, me semble t-il, à l'encontre de ce que l'on pourrait appeler le discours dominant, et qui par conséquent lui ressemble ; non, si l'on considère que, dans La Sociologie est un sport de combat , le montage et la réalisation n'amènent pas le spectateur d'un point A à un point D en passant par un point B ou C, comme c'est le cas dans le film de Marle/Wyntonick, mais laissent au spectateur une relative marge de manœuvre, lui donne la possibilité de déambuler à sa guise dans la pensée de Bourdieu. Je ne voulais pas trop prendre le spectateur par la main, je tenais à éviter de le manipuler. Un point commun entre Chomsky et Bourdieu, c'est de ne guère être appréciés des cercles dirigeants et des grands médias. Pendant longtemps, en France, seuls de petits éditeurs comme Agone ou Sulliver publiaient des ouvrages de Chomsky.  Ce dernier avait une image épouvantable depuis l'histoire Faurisson. C'est surtout le journal Le Monde qui a eu un comportement scandaleux dans cette affaire.

Qui continue d'ailleurs…
Simplement parce qu'il a eu le malheur de dire que tout le monde avait le droit de s'exprimer, y compris des gens comme Faurisson. Ce n'est pas pour autant qu'il partageait les conneries de Faurisson. Malheureusement pour lui, un éditeur malfaisant s'est servi de ce texte comme préface d'un bouquin de Faurisson sans lui demander son avis. Et il a ensuite prétendu qu'il était soutenu par Chomsky ! Ce qui était une sacrée manipulation. Mais le pire ce sont les gens du Monde qui savaient très bien ce qui s'était passé. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir que Chomsky ne souscrivait pas aux élucubrations de Faurisson, et s'en sont néanmoins servi pour présenter Chomsky comme négationniste ou presque. Or, une fois qu'on te traite de négationniste c'est terminé, tu n'existes plus, tu es considéré comme un pestiféré, tu es mort médiatiquement parlant, on ne parle plus avec toi. Le Monde a été vraiment crapuleux. Libération aussi a écrit des saloperies là-dessus.

Pourquoi Edwy Plenel est-il appelé le roi du téléachat dans PLPL ?(n.d.l.r : Pour lire pas lu, revue que Pierre Carles a fondé avec quelques autres et à laquelle il a collaboré jusqu'au numéro 4.)
Alors ça, ça fait référence à une page du numéro zéro du journal, une page consacrée à Edwy Plenel qui a une émission sur LCI, la chaîne câblée parisienne.

Le monde des idées.
Oui, où il reçoit des gens comme BHL (n.d.l.r. : Bernard Hernri Lévy) pour leur cirer les pompe comme rarement on l'a vu à la télévision ; comme avec Sollers et quelques autres qui sont déjà des invités permanents du petit écran. Donc c'est à la suite de cette émission où il a fait l'article de ces gens-là qui n'en avait pas besoin, qu'il a été rebaptisé RTA ou le roi du téléachat. Il faut lire le numéro 1 de PLPL auquel on peut accéder via internet. Il suffit de faire www.plpl.org. On s'est juste contenté de citer des extraits d'émission : «quand même votre livre est vraiment très courageux Bernard Henri Lévy», «quand même Philippe Sollers c'est génial ce que vous avez écrit». Les questions sont à peu près de ce niveau-là. Voilà pourquoi il s'est vu attribué le sobriquet de "roi du télé-achat".

Pas vu pas pris n'est pas réellement un journal intime, mais plus un carnet de travail, sur le travail en cours.
Work in progress

En voyant ton film j'ai pensé à certains cinéastes, j'ai pensé à Nanni Moretti et aussi à Denis Robert que tu dois connaître, qui a fait un Journal intime des affaires en cours. Durant le débat tu parlais de ton prochain film, dans lequel tu en viens à aborder des questions plus personnelles, tu voudrais savoir pourquoi tu désires attaquer forcément ces gens là. Est ce qu'il y a quelque chose de pervers là dessous ?
J'ai suivi il y a deux ou trois ans un colloque auquel participaient Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse, titulaire de la chaire de philosophie au Collège de France. Dans ce colloque qui était consacré à l'autrichien Karl Krauss, Bourdieu en est arrivé à parler de la "morale de l'intérêt". Il disait que l'on était parfois amené à réagir de manière violente et pas très noble à certaines attaques, et il expliquait cela en disant qu'on pouvait être amené à faire des choses pas très morales pour des raisons qui sont parfois immorales, ou qui ne sont pas forcément très nobles, disons. Bourdieu a développé tout un discours sur cette "morale de l'intérêt". Il explique qu'il n'y a pas de comportement véritablement altruiste. Ça n'existe pas ces trucs-là. On a toujours un sacré intérêt à la morale. Et donc il y aura dans le film - ce n'est pas encore très clair pour l'instant - mais il y aura une interrogation sur cette question. Autrement dit : est ce que ma position de marginal, de "chevalier blanc de la télévision." ou, pour aller vite, de Don Quichotte du PAF n'a t-elle pas vu le jour pour de mauvaise raisons ? Est ce que je n'aurais pas souhaité piqué la place d'untel ou d'untel ? Et n'y aurait-il pas du ressentiment derrière tout cela ? Il me semble qu'on a affaire à un mélange complexe de toutes ces choses-là. Après réflexion, je pense que ce n'est pas impossible que ce soit par jalousie, par compétition, voire par aigreur, que j'ai été amené à attaquer certaines personnes. Donc voilà, des questions qui me travaillent en ce moment : pourquoi fait-on les choses, et au-delà de cette question, qu'est ce que c'est que le contre-pouvoir ? N'est-ce pas tout simplement une autre forme de pouvoir, rémunéré autrement, comportant d'autres formes de gratification ? Bon c'est classique : les gens puissants accumulent de l'argent, des relations, des moyens d'actions ; bref, du pouvoir au sens classique du terme, et c'est comme cela qu'ils se payent tandis que les gens qui pratiquent le contre pouvoir ont d'autres gratifications. Des spectateurs  viennent me voir en me disant «c'est vachement courageux, c'est très dur ce que vous faite, etc», je suis obligé de leur répondre :"Mais non, il ne faut pas déconner : quand on fait des projections-débats dans des salles pleines, avec des gens enthousiastes qui vous considère comme une sorte de héros, ce sont d'autres gratifications, d'autres moyens de paiements, en liquide, différents de celui qui passe par l'acquisition d'argent, un certain train de vie, ou je sais pas quoi. Donc ce sont des interrogations que j'aimerais caser dans le prochain film, et aller un peu plus loin comme ça dans l'introspection, ce qui n'est pas le cas de Pas vu  pas pris, pour le coup. Même si c'est documenté et documentaire, il y a quand même un jeu de ma part, c'est un personnage que j'interprète et qui provoque des réactions, et ce sont ces réactions qui font l'intérêt du film, donc effectivement là on est plus du côté de Nanni Moretti (même si je ne me compare pas à Moretti) ou de Michael Moore dans Roger and Me. Denis Robert, non. C'est malgré tout quelqu'un qui est assez bien intégré dans le système puisque ses films sont produits par Canal +.

Ils passent sur Canal +.
Ils sont produits par Canal + et d'une certaine manière c'est Vivendi qui dit : «Tiens faites nous un truc sur la corruption». Il ne faut pas déconner quoi, on ne doit pas accepter cela. Le système est tellement fort aujourd'hui qu'il est capable de te commander un truc pareil, y compris en te donnant carte blanche, et en t'expliquant que tu as toute latitude pour faire ce que tu veux. Michael Moore le dit : «Mon dernier film est financé par la Warner Bros », autrement dit par une firme multinationale. Ses livres paraissent chez un très gros éditeur . Et très vite on t'assigne une place qui est celle du bouffon du roi. C'est une autre manière de neutraliser les gens, que de leur assigner une place : les mettre à une place où on les attend, comme les Guignols, on les attend à sur ce terrain-là, donc ils n'ont plus aucun pouvoir subversif. C'est admis, ils peuvent dire tout ce qu'ils veulent sur Messier, les gens s'en branlent, on s'en fout. Je suis très attentif à ça, à la place qu'on risque de t'assigner, et j'essaye ne pas m'y trouver, de me déplacer, de ne pas être là où on m'attend. Messier, un jour, dans une émission de Michel Field sur France 3, a dit un truc terrible. Il a pu jouer les grands seigneurs. José Bové l'attaquait sur le plateau sur lequel se trouvait également les gens du groupe Zebda, qui disaient «ouais c'est scandaleux le capitalisme machin, les multinationales et tout ce bordel». Messier leur a répondu : «Moi, je trouve très bien que des gens comme vous puissent s'exprimer. D'ailleurs, c'est moi, avec la maison de disque Universal, qui produit les disques de Zebda, et José Bové est édité par les éditions La Découverte contrôlés par Vivendi». Il les a flingué. Qu'est ce que tu veux dire après ça. Il leur balance "c'est moi qui ai décidé que tu puisses parler mon gars, donc vas-y causes toujours ». La démocratie, dans notre société c'est ça : "Cause toujours". «Vas y tu peux parler, attaque-moi même si ça m'amuse». Quand tu te retrouves pris dans ce système-là, tu dois te tirer, tu ne dois surtout pas te prêter à ce jeu-là. Sinon, tu te fais aussitôt instrumentaliser par l'adversaire. Messier était ravi d'être interviewé par Philippe Val dans Charlie Hebdo, il s'en est même servi un peu plus tard dans son plan de communication. Il voulait montrer qu'il  était prêt à discuter avec tout le monde. Il ne faut pas entamer de discussion avec ces gens-là, on ne discute pas avec des types pareils. Discuter avec ces gens-là, c'est leur donner une partie de ton capital, les considérer comme digne d'intérêt, comme interlocuteur valable. Surtout pas. Il faut éviter à tout prix qu'ils acquièrent ce statut-là. A ce propos, j'ai eu une discussion avec Denis Robert qui venait de passer dans une émission de Jean-Luc Delarue, Ça se discute. Il venait présenter un bouquin, Pendant les affaires les affaires continuent. Et il y avait Alain Lamassoure, à l'époque ministre de Balladur, qu'il a attaqué assez violemment en disant «vous êtes un corrupteur, vous participez à ce système de corruption, etc». Il disait cela dans l'émission de Delarue mais sans jamais s'en prendre à ce dernier. Je lui ai dit : «C'est quand même incroyable, tu passes dans l'émission d'un type qui est lui aussi un escroc mais légal puisqu'il ponctionne le plus normalement du monde le fric public en revendant à une chaîne de service public des émissions surfacturées ou faisant une marge incroyable. Donc là tu as un politique et à côté de toi, tu as un type qui t'invite à dénoncer  ces choses-là et qui est peut-être plus corrupteur que le politique mis en question, ton silence par rapport à ce mec là vaut approbation, vaut caution, vaut alibi.» Et ça c'est des trucs sur lesquels je suis en désaccord total avec des gens comme Denis Robert. On ne peut pas aller à la télé sans dégommer les gens de télé quand tu vois le rôle qu'ils jouent. On ne doit surtout pas leur servir la soupe dans leurs émissions en se prêtant à ce petit jeu.

Ne plus du tout aller à la télé en fait ?
Si, il faut y aller mais en kamikaze : en n'oubliant surtout pas de dégommer les Delarue, Ardisson, Fogiel, Karl Zéro et compagnie qui t'invitent. Il ne faut tout faire pour saboter leurs émissions.

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