[entretien: Martin Winckler]
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Prenons Ally McBeal par exemple, je me souviens d'un épisode dans lequel elle n'apparaît même pas ! Alors qu'on imagine pas Navarro sans Navarro.
Oui, parce que même si ça tourne autour d'elle il s'agit plus de la description d'un monde. Ça pourrait s'appeler “le monde d'Ally McBeal”. En toute bonne logique une série doit fonctionner sans son personnage principal apparent. Une série c'est d'abord un univers, il y a des séries qui survivent aux départs de leurs acteurs. Pourquoi ça marche Tout le monde aime Raymond ? C'est une série avec une famille et les beaux-parents dans la maison voisine, deux maisons, quatre scènes. Tout est dans le dialogue, ciselé avec des répliques très drôles, ou incisives ou méchantes et dans le jeu des acteurs qui sont tous très bons. Il n'y en a pas un au-dessus des autres et tout tient grâce au scénario.

La description de Tout le monde aime Raymond me rappelle le canevas d'un roman de Tonino Benaquista, Saga, qui raconte l'histoire de quatre scénaristes à qui on donne carte blanche pour créer un feuilleton qui devient vite un tel succès qu'il se retourne même contre eux. N'est ce pas un fantasme pour un écrivain scénariste comme vous de participer à un projet de ce type ?
C'est pas un fantasme non. J'ai déjà bossé avec des gens de télé par exemple sur les scénarios de Fabien Cosma que j'ai corrigés et proposé de réécrire. Ils y voyaient une usurpation de leur pouvoir alors que moi je voulais juste que l'on travaille vraiment ensemble. J'ai des exigences qui peuvent être négociables. Mais en face je dois avoir des types avec des exigences aussi : esthétiques, morales, politiques etc. pour pouvoir trouver un compromis. On ne peut pas trouver un compromis avec des gens dont le seul but est de pouvoir faire continuer à marcher la pompe à fric. Les français qui bossent dans le milieu de la télé sont infiniment plus vénaux que les américains ! Eux, ils prennent des risques, ils savent que tout peut s'arrêter du jour au lendemain.

HBO, la chaîne dont on dit qu'elle aurait inspiré Canal +, assume ce genre de risque en donnant carte blanche à des scénaristes. Pour ne citer que lui c'est l'exemple de Oz, la série de Tom Fontana, dont les épisodes sont parfois réalisés par des cinéastes célèbres.
C'est vrai, c'est une série géniale. Fontana a carte blanche, il dirige tout, écrit tout mais il ne tourne que huit épisodes par an !

On a parlé des bonnes séries américaines mais il y en a aussi des lamentables…
Oui, bien sûr ! Comme dans tous les domaines.

Alors question fondamentale : pourquoi TF1 a le monopole des séries américaines mauvaises ?
Non, ce n'est pas vrai. Je pense que si France 2 a moins de séries américaines c'est parce qu'elle a moins d'argent donc elle préfère acheter des mauvaises séries allemandes ! (rires) Et puis sur France 3 il y a encore La croisière s'amuse en boucle…

Mais ce sont des vieilles séries ! TF1 a Alerte à Malibu ou Walker Texas Ranger.
Il faut s'entendre sur ce qu'est une “mauvaise” série. Alerte à Malibu c'est une série populaire. Je ne suis pas d'accord avec vous si vous dites que les romans Harlequin sont mauvais. Ça n'est pas de la grande littérature, d'accord. C'est toujours sur le même modèle, d'accord. Mais ce n'est pas “mauvais”. C'est souvent assez bien écrit, ça parle à plein de gens. Alerte à Malibu, bien sûr c'est bas de gamme mais c'est quand même vachement bien fait. Il y a des scénarios (qui, certes, ne volent pas très haut). Il y a un désir de renouvellement, de l'imagination, de l'inventivité. Prenez une série anodine qui passe sur TF1 et qui s'appelle Felicity. C'est bien ! Mais vous avez déjà lu un article intéressant dans la presse sur cette série ? A part les Inrocks ? Ce qui est bon et ce qui est mauvais, c'est très relatif… Pour Walker Texas Ranger, je l'aime bien par moment par exemple quand il y a des épisodes qui se passent dans le passé, les épisodes qui parlent de son ancêtre, je me rappelle même d'un épisode “crossover” dans lequel on les voit les deux, lui et son ancêtre, c'était un épisode de science-fiction ! Même dans la série la plus plan-plan il y a un désir de se renouveler au point qu'on en fait une série fantastique. Ils s'autorisent à tout. Highlander c'est bien aussi, il y a un univers. De même pour Largo Winch (d'accord ce n'est que l'univers de Van Hamme) qui est une série européenne ; ce qui prouve qu'on a les moyens.
Un contre exemple tout de même : 72 heures, une série de TF1 qui va passer sur TF6. C'est tourné avec les moyens des américains, 30-40 scènes par épisodes, beaucoup d'argent. Ça se passe sur la côte d'Azur et ce sont deux flics, un homme et une femme, qui enquêtent sur des histoires de meurtres dans la haute société… Ça ne vous rappelle rien ?! (rires) C'est donc une copie des Dessous de Palm Beach. Mais il y avait un truc particulier avec cette série-là: c'était raconté en voix off par la fille. Ce n'est pas un effet de facilité, la voix-off a une double fonction de recul et de proximité, le personnage voit ça de loin et en même temps parle de ses sentiments. Rien de tel dans 72 heures je vous rassure ! Dans les Dessous de Palm Beach, il y a des rapports pas tout à fait clair entre les deux personnages, dans 72 heures ils sont hystériques tous les deux ! Et puis il y a des dialogues inénarrables, je me rappelle d'une réplique conclusive du flic : “J'suis pas la moitié d'un con hein ?! ” (rires). Pour le premier épisode TF6 a fait une promotion d'enfer en disant qu'il y avait Loana dans son premier petit rôle à la télé, comme figurante. Et qu'est-ce qu'elle joue ? Une strip-teaseuse ! (rires).
Tout ça pour dire que les moyens existent mais qu'ils ne veulent pas les employer pour en faire quelque chose d'intéressant.

N'est-ce pas un phénomène assez récent de considérer qu'une série est une œuvre à part entière, quelque chose de total et d'unique, comme on le voit avec les sorties en vidéo de saisons intégrales ?
Ce qui me paraît évident c'est que les gens ont envie de regarder des œuvres, films ou séries, en dehors des contraintes que leur impose les chaînes hertziennes. Si le DVD explose c'est à cause de cette possibilité. Je ne suis pas un fan de X-Files mais je me suis promis qu'un jour j'achèterais tout X-Files en DVD pour le regarder à mon rythme, dans de bonnes conditions, sans pubs etc. De la même manière que j'ai vu Amélie Poulain la semaine dernière. Je vais exceptionnellement au cinéma lors des sorties de films. Les séries, j'ai aussi envie de les voir dans de bonnes conditions. Aux États-Unis, on réédite aussi des séries anciennes qui sont effectivement considérées comme des œuvres en soi comme la première saison de M*A*S*H*, datant de 1972 je crois. C'est formidable, au même titre qu'il est formidable de rééditer les classiques comme Proust en livre de poche. Le DVD n'est pas encore aussi populaire que le livre de poche mais il va le devenir. (…) France 2 se vante d'avoir vendu dans le monde entier des coffrets de Un gars, une fille ! Ce qui est scandaleux, ce n'est pas que beaucoup de monde aime ça mais de le présenter comme le nec plus ultra de l'humour à la française. (…)

Vous êtes médecin et écrivain. On peut y voir une antinomie. En même temps, il y a une longue tradition de médecins-écrivains (Boulgakov, Céline, Michel Bounan etc.). Y aurait-il finalement une vocation commune ?
Je pense que non. Le médecin n'est pas dans la position de l'écrivain il est dans la position du lecteur, il écoute le patient raconter son histoire. Dans la relation médecin-malade le vrai narrateur c'est le patient. Un médecin est dans la position de Sherlock Holmes. Conan Doyle était médecin lui-même et il s'est inspiré d'un de ses patron Joseph Bell qui faisait des diagnostics simplement en regardant les gens. Sherlock Holmes c'est la fondation de la médecine légale et de la police scientifique. Le médecin regarde et écoute mais ne raconte pas. La meilleure preuve c'est que dans les romans de Doyle c'est la plupart du temps Watson qui raconte les histoires. Doyle nous apprend cependant qu'on peut être les deux à la fois. Certes, pas simultanément mais alternativement. Le médecin écoute et puis il rentre chez lui avec l'envie de raconter, de devenir écrivain. Ceci dit, moi j'ai commencé à écrire bien avant de devenir médecin, pour m'exprimer personnellement. Ensuite, on ne raconte pas des histoires comme ça, il y a un respect de ce qu'on nous a raconté qui exige une transposition, souvent dans une fiction. Avec la Maladie de Sachs il m'est arrivé de rencontrer des médecins qui habitaient à 500 kilomètres de chez moi et qui m'ont demandé comment j'avais réussi à décrire leurs patients ! Parce que si vous fabriquez un archétype tout le monde peut le reconnaître.

Le patient va voir le médecin pour se faire soigner.
Le médecin se soigne-t-il en écrivant ?
Pas forcément. Moi je me suis beaucoup plus soigné en tant que médecin en participant à un groupe Balint, c'est-à-dire en parlant à mes confrères, en leur racontant mes consultations difficiles. L'écriture pour moi appartient à un autre registre. J'utilise la métaphore du pianiste. J'écris très vite et j'écris depuis que j'ai dix ans, je me sers des machines depuis longtemps, je peux passer d'un article médical à un livre sur les séries télé. Comme Rubinstein qui, entendant un truc d'oreille ou lisant une partition, pouvait jouer. Je ne suis pas aussi doué que lui mais pour moi écrire n'est pas un problème : je n'ai pas l'angoisse de la page blanche, je sais toujours m'en tirer, je peux faire quinze lignes ou trois cent pages (j'ai aussi travaillé dans la presse). A partir du moment où vous maîtrisez un outil ce n'est plus thérapeutique, on est dans le domaine de la liberté artistique comme un pianiste de jazz peut improviser sur n'importe quoi. J'ajouterais qu'en plus je suis un gros lecteur. J'ai appris plein de choses d'autres écrivains, je n'ai pas développé mes aptitudes à l'écriture tout seul. N'importe quel enjeu d'écriture devient un exercice, une improvisation supplémentaire. On n'est plus dans le thérapeutique, on est dans l'expérimental.

Michel Bounan avait diagnostiqué dans La vie innommable une montée de “l'alexithymie” chez ses patients, ce qui signifie une incapacité à trouver les mots adéquats pour décrire leurs maux personnels, une narration très impersonnelle et objective de leurs maladies. Pensez-vous aussi qu'il y a, pour paraphraser un autre auteur célèbre, une sorte de baisse tendancielle de la capacité à narrer les choses ?
Non ! Non je ne crois pas. C'est très variable d'une personne à une autre, en fonction du milieu dans lequel on a grandi, des outils dont on dispose pour s'exprimer, et de tas d'autres facteurs. Je crois au contraire que les gens s'osent de plus en plus à raconter leurs histoires. Bien sûr ils ne sont pas toujours équipés pour ça. Ou bien on les laisse raconter ou bien on les en empêche. C'est éminemment conjoncturel. J'ai plutôt l'impression que les gens parlent plus, inventent plus, conceptualisent plus ne serait-ce que parce qu'ils se nourrissent de beaucoup de fictions. Enfin, je crois que ce jugement dépend de l'endroit où le médecin exerce, des conditions de vie de ses patients.

Et sinon vous pratiquez toujours ?
Oui, je travaille au centre de planification de l'hôpital du Mans.

Pour + d'infos  :
http://www.martinwinckler.com

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