[entretien: Isaki Lacuesta]

Arthur Cravan te semble plus proche de Mohammed Ali ou d'Arthur Rimbaud ?
Il me semble plus proche de Rimbaud. En tout cas, je dirais que Cravan aurait aimé se sentir plus proche de Rimbaud. Certains disent qu'il s'est mis à s'appeler “Arthur” en hommage à Rimbaud et dans ses derniers textes, publiés par André Breton, Cravan fait référence à lui. Ils ont en commun cette capacité de transgression et aussi le fait que Rimbaud se soit arrêté d'écrire pour se mettre à vivre, cette manière “d'auto-disparaître”...

Comment as-tu rencontré Frank Nicotra, le personnage principal de Cravan versus Cravan, qui est un ex-boxeur français et écrivain également...
...Et cinéaste. Il a réalisé un long-métrage intitulé Engrenage, sorti en France il y a un peu plus d'un an et demi. Il s'agit une fiction de genre néo-réaliste. Il a également tourné un documentaire pour la télévision qui s'appelle La vie en rose. Notre rencontre est le fruit du hasard. Paco Poch [producteur de Cravan versus Cravan, n.d.t.] s'est rendu à Paris pour chercher une coproduction française et c'est justement à la société de production qu'il l'a rencontré. Nicotra se trouvait là, cherchant à produire son film. Ils se sont mis à parler, Nicotra lui a raconté son histoire et il en est resté pantois. Il m'a appelé pour me dire qu'il avait rencontré “Cravan” à Paris ! Alors j'y suis allé à mon tour. Je ne parlais pas encore français et Frank ne parlait ni espagnol ni anglais : on est resté une heure et demi à communiquer comme on pouvait ! Il m'a beaucoup plus, physiquement parlant : il était le plus proche possible de Cravan, un Cravan actuel mais, certes, quelles que soient les ressemblances, il y a toujours des différences. Cravan aimait beaucoup la boxe, Frank non. De fait, La vie en rose est un film contre la boxe.

Dans ton film, on a l'impression que Cravan est une sorte de fantôme qui hanterait la vie de Frank Nicotra. Les séquences dans lesquelles celui-ci joue le rôle de Cravan renforcent cette impression.
Oui, c'est un peu comme si c'était la fiction que Nicotra aurait pu faire sur Cravan. J'ai toujours pensé que le film pouvait être une fiction parce que Cravan lui-même était le premier à inventer des histoires sur sa vie. Et puis j'envisageais le film un peu comme un jeu de miroirs : Nicotra serait le Cravan actuel, les poètes de l'avant-garde à Barcelone seraient un peu les Francis Picabia et Marcel Duchamp de l'époque, Eduardo Arroyo a toujours été un grand admirateur de Picabia, Carles Hac Mor a beaucoup écrit sur Duchamp, etc. Ce sont des miroirs déformants.

Les deux époques sont-elles parallèles ?
Non, je crois qu'aucune époque n'est répétable. Ce qui reste d'une époque, c'est ce qui continue d'être vécu ou d'être inspiré par cette époque-là. Mais je ne crois pas qu'elle puisse se répéter. Un miroir produit toujours une image déformée. De fait, à un moment, le neveu d'Oscar Wilde le dit, Cravan a toujours voulu être comme Wilde et Nicotra comme Cravan : l'ombre d'une ombre…
Le montage de ton film ainsi que son final donnent la voix à diverses opinions parfois contradictoires. Tu ne choisis pas. Serait-ce parce que tu crois que pour s'approcher de la vérité de Cravan il te semble plus intéressant de s'immerger dans sa légende que de tenter d'établir des faits historiques ?
Oui, il me semblait qu'il fallait que survive le mythe. Il y a certainement plus d'intérêt dans la légende de Cravan que dans sa réalité. C'est un peu ce qui est arrivé à Maria Lluïsa Borràs, l'historienne de l'art qui a écrit un livre historique dans lequel elle raconte la vie de Cravan, fait après fait. Une fois, elle m'a confié que pour elle le mythe se détruisait. Si un jour on sait tout sur Cravan je crois qu'il cessera d'intéresser. Il inspire beaucoup d'artistes parce qu'au fond on ne sait rien de lui et cela permet d'imaginer des choses, de remplir des trous.

Comme l’a fait René Clair dans son film Entr'acte ?
Oui. C'est un film de 1923 dont le scénario fut écrit par Picabia et avec une musique originale d'Eric Satie. C'est un film fantastique, chaque fois que je le revois j'ai comme l'impression que le cinéma a perdu un grand combat.

Ça serait bien de présenter ton film avec celui-là, non ?
Ça serait bien mais je crois bien qu'on en sortirait perdants ! On pensait le faire d'ailleurs : c'est-à-dire faire un cycle de film sur Cravan sans Cravan: Entr'acte, les films de Nicotra et peut-être aussi plusieurs films de Guy Debord, citant Cravan.

D'où sors-tu la citation de Debord qui apparaît à la fin de Cravan versus Cravan : “Dans l'autre monde, je veux être l'ami de Cravan et Lautréamont” ?
Ce n'est pas une citation mais une adaptation. Il y a des références à Cravan dans quelques films de Debord comme dans In girum imus nocte et consumimur igni et dans Hurlements en faveur de Sade. Dans les Commentaires sur la société du spectacle il dit que Cravan avait raison lorsqu'il prétendait que d'ici peu, dans les rues, il n'y aurait plus que des artistes et qu'il serait presque impossible de rencontrer un homme. Mais aussi bien la “citation” de Debord que celle de Duchamp sont des sortes de ready-mades, des collages, qui n'altèrent pas le sens réel de ce qu'ils ont voulu dire. De toutes façons, le film entier peut-être vu comme un essai sur la vraisemblance : j'aime lancer des fausses pistes auprès des authentiques, les mettant à la même hauteur mais pour inciter le spectateur à la suspicion constante.

Finalement, comment considères-tu ton film ? Comme un documentaire sur un personnage culte et énigmatique ou plutôt comme un essai sur la disparition, sur l'absence ?
Il tient un peu de l'essai mais il ne cesse pas pour autant d'être narratif. Le film raconte de nombreuses histoires, des nouveaux faits, des nouvelles images qui n'avaient encore jamais été vues. Par exemple l'histoire de la bagarre entre Cravan et Johnson, une nuit avant le combat de boxe, dans un bar de la Rambla de Barcelone, était une histoire totalement inédite jusque-là. Autre exemple : la photo de Cravan avec deux boxeurs, etc. En tant que document historique, il y a des apports originaux. Mais il n'y a pas longtemps j'ai lu un texte de Javier Cercas qui disait que les chroniques ont toujours une part d'essai, une part de jeu, une part de poème et une part de narration. Si c'était vrai ça serait vraiment beau !

Tu inclus des musiques composées par Pascal Comelade. Quel rôle attribues-tu à la musique dans ton film ?
Il y a deux types de musiques. En premier lieu, il y a les musiques de Pascal Comelade. Elles sont antérieures au tournage. J'ai d'ailleurs tourné quelques scènes avec l'idée que sa musique les accompagneraient. Pascal compose beaucoup à l'aide d'instruments traditionnels, de jouets et j'ai trouvé que ça correspondait bien à l'idée de Cravan. De plus, Pascal est membre de la Société de Pataphysique et avait écrit, il y a quelques années déjà, une chanson qui s'intitulait Arthur Cravan was a flor fina. Sa musique sert avant tout pour la partie du film qui se déroule à Paris, celle des années-dix, celle de la joie de vivre, parce qu'elle rend très bien l'atmosphère de l'époque.
Ensuite il y a la musique originale de Victor Nubla qui, au contraire, a été composée à partir de séquences déjà montées. Il a l'habitude de composer au hasard, en prenant des morceaux des ondes moyennes de la radio. C'est ce qu'il appelle sa “Méthode de Composition Objective”. C'est intéressant que cela soit composé au hasard parce que cela renvoie au dadaïsme.

Le fantôme d'Arthur Cravan continue-t-il de te hanter ?
Oui. Sans compter l'exposition que nous avons montée à l'Institut Français (il s'agit de “Entorn a Cravan”, des photographies de Humberto Rivas accompagnées d'illustrations de Renaud Perrin, exposition ayant eu lieu début 2003 à l'Institut Français de Barcelone, n.d.t.), je continue mes recherches. Quand Cravan s'est embarqué pour New York, il a pris un bateau à Barcelone qui allait jusqu'à Cadix, avec escale à Valence. C'est quelque chose d'étonnant parce qu'à cette occasion il a rencontré Trotsky ! Dans ses mémoires, Trotsky raconte qu'il a connu un “cousin” d'Oscar Wilde qui disait qu'il préférait se faire casser la gueule par des boxeurs yankees plutôt que se faire tuer dans une guerre contre les Allemands ! A Cadix, où j'étais en octobre dernier, j'ai cherché des informations dans les journaux de l'époque et je me suis rendu compte que le bateau a dû rester une semaine à quai sur ordre du gouvernement : on contrôlait Trostky et Cravan !

Peux-tu nous redire ce que tu as raconté lors de la présentation de ton film à l'Institut Français de Barcelone ?
C'était une proposition. Sur la pierre tombale de Shelley on peut lire «ici gît un homme dont le nom a été écrit sur l'eau», qui est un vers inspiré de Keats disant que «les provocateurs d'un naufrage n'écrivent leur nom que sur l'eau». Ce que j'ai dit c'est que, après l'exposition, on pouvait se rendre au cimetière de la colline de Montjuïc (à Barcelone, n.d.t.), chercher la tombe de Durruti, faire 32 pas vers la droite, un pas pour chacune des années de la vie de Cravan, faire deux pas de plus en avant jusqu'à arriver à un télescope. Si tu regardes en direction de la mer tu verras le nom de Cravan écrit sur l'eau. C'est son épitaphe.

Traduit de l'espagnol