[entretien: Atiq Rahimi]

Atiq Rahimi est né à Kabul en 1962. En 1984 il quitte l’Afghanistan pour le Pakistan, à cause de la guerre puis demande et obtient l’asile politique en France où il passe un doctorat de communication audiovisuelle à la Sorbonne. Il est l’auteur de deux romans (Terre et cendres et Les Mille maisons du rêve et de la terreur, éditions P.O.L) et le réalisateur de films documentaires.

Vous vous présentez comme un réfugié culturel plutôt que comme un réfugié politique. Mais est-ce que cela ne traduit pas une certaine peur de la politique ?
Je ne sais pas, c'est peut-être par lâcheté, mais je me sens incapable d'avoir un discours politique, d'avoir des justifications politiques, tout simplement parce qu'en politique tout est justifiable. Même l'acte d'un certain Hitler peut être justifiable à la limite, «si on veut, on peut». Mais si l'on se place au plan culturel, c'est là que l'on remarque le véritable aspect de la terreur. La preuve c'est que quand Hitler était au pouvoir, beaucoup de gens ont adhéré à ses idées, le soutenaient. Parce qu'il avait un discours qui était soutenable, politiquement parlant. C'est pourquoi je prends une distance par rapport à ça et que je descends au niveau culturel et c'est là je pense qu'il faut se battre. Peut-être que je suis resté un intellectuel bourgeois (rires).

C'est pour cela que vous dîtes : «Je n'habite pas la société, j'habite le monde».
C'est Serge Daney qui disait ça, et ça j'adore. J'écris justement avec les mots, avec l'histoire de l'Afghanistan, parce que d'abord je suis né en Afghanistan, c'est un pays que j'adore, et pour moi ce pays symbolise un peu toute la terreur qui est dans le monde. Aucun pays n'a eu, comme l'Afghanistan, tous les régimes possibles en l'espace de quarante ans. De 1963 à 1973 c'était la monarchie constitutionnelle fondée sur le modèle britannique, de 1973 à 1978 c'était la république fondée sur le modèle français, de 1978 à 1979 c'était le communisme nationaliste ethnique, ensuite de 1979 jusqu'en 1989 c'était un pouvoir pro-soviétique, un communisme international, et puis de 1992 à 1996, c'était la république islamique sur le modèle iranien, et ensuite les tâlebân… On n'a pas vu ça ailleurs. C'est pour cela que je ne m'arrêterai pas de parler de l'Afghanistan, car chaque histoire particulière peut devenir universelle par ce qu'elle représente. Chaque parole, chaque situation contient quelque chose d'universel. Pour moi l'Afghanistan est ce micro-univers où l'on voit la trace de toutes les grandes civilisations, c'est un pays très particulier. Ces derniers temps j'ai voyagé en Afghanistan et j'ai vu que même si je ne suis plus un Afghan, je me battrai pour l'Afghanistan et je parlerai de l'Afghanistan. Tout simplement parce qu'il y a quelque chose d'universel dans ce pays, et pourtant, comme tout le monde le dit, c'est très authentique, c'est cela qui donne ce côté très particulier à ce pays. C'est à la fois authentique et universel. Peut être à force d'être trop authentique, trop proche de l'être humain, ça devient universel. Je ne sais pas, c'est une énigme, l'un des mystères, l'une des questions qui me travaillent (rires).

On pourrait comprendre le titre de votre dernier ouvrage, Les mille maisons du rêve et de la terreur, comme une traduction de la situation problématique de l'Afghanistan actuel, avec d'une part “les mille maisons” qui font référence au labyrinthe et d'autre part “le rêve” qui renvoie à la tradition soufie, tolérante et mystique, avec ses racines gréco-bouddhiques ; la “terreur” et ses ombres, enfin, renverraient à la terreur soviétique comme à la terreur intégriste, aux plaies de la guerre et aux familles brisées...
Oui. C'est ça, sortir d'une terreur et d'un rêve. Ensuite retomber dans une autre terreur, dans un autre rêve. Malheureusement l'Afghanistan a été cela tout au long de l'histoire. Il n'y a jamais eu une période calme. A chaque fois que l'on arrivait à réaliser vraiment les rêves, qu'un Roi réalisait son rêve, au bout de dix ans, vingt ans, au bout d'une génération, tout était rasé. Donc oui on peut faire évidemment une liaison avec ça. Je n'y avais pas pensé mais bon… (rires).

Le personnage du grand-père, Dastaguir, dans Terre et cendres, fait référence à cette histoire tirée de Shânamâ, Le Livre des Rois de Ferdowsi, l'histoire du roi qui tue son fils sans le savoir. Dastaguir lui-même s'interroge sur la façon d'annoncer cette nouvelle à son fils, est-ce que ce n'est pas une façon pour lui de le tuer ? Mais, il se dit : «Non, tu ne veux pas être Rostam. Tu n'es que Dastaguir, un pauvre père inconnu, pas un héros rongé par le remord». Peut on voir là une métaphore du rapport des Afghans à leur propre tradition, c'est-à-dire à la fois comme étant présente et comme étant déjà un peu éloignée ?
Je ne peux pas dire le contraire. (rires) En Afghanistan il y a toujours eu ce conflit entre les générations, entre le passé et le présent, entre les vieux et les jeunes, entre la tradition et la modernité, entre la religion et la philosophie… Et même chez les soufis notamment chez qui cet aspect a été très présent du Xe au XVIe siècle. Leur courant, né entre l'Iran, l'Afghanistan et le Tadjikistan, avait la volonté de renverser les rôles entre l'homme et Dieu. Evidemment ils se référaient toujours à la fois au récit, à la pensée religieuse et en même temps d'une certaine manière contre cette pensée. Il y a toujours cette lutte, ce conflit permanent, comme dans toutes les autres sociétés du reste. Maintenant, concernant Dastaguir, c'est un père, donc il sait très bien de quoi il parle, vis-à-vis de son fils, et il sait très bien, et ça c'est propre aux Afghans, que le deuil ça tue l'autre. C'est de cette manière qu'il pense, et souvent on dit : «laisse les nouvelles des morts à quelqu'un d'autre», il y a un rejet de ça. Et puis en se référant à ce mythe de Rostam qui tue son propre fils Sohrab mais sans le savoir, mythe qui est très présent dans notre pensée, dans notre manière de vivre, comme ici en Europe le mythe d'Œdipe, le mythe de Rostam d'une certaine façon c'est le mythe d'Œdipe à l'envers. L'Afghanistan est toujours un pays patriarcal, la loi du père est toujours présente, toujours dominante, le passé est toujours présent, dominant, et donc la tradition ancestrale est celle qui guide les hommes et leur pensée. Le fils n'a pas le droit de tuer son père. Quand Dastaguir s'affronte à cette réalité, il doit choisir ou bien subir cette “modernité”. Je ne dis pas que les communistes n'étaient pas “modernes”, contrairement aux autres, mais est-ce que cette “modernité” est venue de bonne manière ou de mauvaise manière, ça c'est une autre histoire, mais quand même Dastaguir s’affronte au présent, le Moroad représente le présent de l'Afghanistan, et de ma génération, génération trahie par l'Union Soviétique : les communistes ont été trahi par l'Union Soviétique et puis les Musulmans, la résistance a été trahi par les Pakistanais puis par les intégristes, par Ben Laden, Al-Quaïda... Pour moi c'était ça, donc Dastaguir s'affronte à ça, il doit choisir, il est condamné à choisir

Contrairement aux discours intégristes de fermeture à l'autre, aux autres, aux femmes, à tout le monde, vous citez parfois Jung, donc un Européen, ainsi que les surréalistes et leurs études sur le rêve, est-ce que ce courant de pensée qui s'est propagé en Afghanistan était important, a eu de l'influence à cette époque dans les années 70 ?
Non ce n'était pas vraiment répandu. Je ne sais pas avant, mais à mon époque, les intellectuels formaient un groupe de gens à part, qui évidemment avaient des lectures de penseurs occidentaux, mais mon époque était celle où les Soviétiques étaient présents en Afghanistan et la terreur aussi, présente avant l'invasion soviétique, et là c'est plutôt la pensée marxiste-léniniste et stalinienne qui était dominante. Evidemment il y avait une autre branche marxiste-maoïste et là les gens étaient plus ouverts, ce qui est paradoxal (rires), à la pensée occidentale. Mais encore, il fallait lire les intellectuels de gauche. Bien qu'étant très proche des maoïstes à cette époque, ils me qualifiaient d'intellectuel bourgeois, occidentalisé. Il y avait aussi d'autres branches d'intellectuels qui ont fait une sorte de synthèse de l'islam et du marxisme, en se basant sur un grand penseur iranien, Chariatti. Moi j'étais trop occidentalisé, alors qu'ici je suis trop oriental (rires).

Les thèmes de la communication et de la terreur sont très présents dans vos deux ouvrages. Dans Les mille maisons... il y a l'inhibition de Farhad, qui bien qu'ayant une vie intérieure intense n'arrive pas à exprimer ses désirs et ce qu'il ressent, On pense également à la surdité du petit Yassin, dans Terre et cendres et à sa façon de se l'expliquer : «la bombe était très forte. Elle a tout fait taire. Les tanks ont pris la voix des gens et sont repartis». Métaphore de la terreur soviétique, de la dictature. Peut on dire que la dictature prend les voix de tout le monde, impose le silence ?
Oui je n'avais pas pensé à ça (rires). Mais oui pour moi le propre de la terreur, de la dictature c'est ça, c'est l'anéantissement de la communication, de la possibilité de se parler et de se comprendre. La dictature fait que l'on a peur des mots.
La thématique de la mort et du deuil qui en procède revient souvent dans vos livres. Comment sortir du cycle de la vengeance, qui est très présent là-bas ? Dans votre premier roman, c'est une réponse individuelle alors que dans le second il y a une tentative de réponse plus collective. Dans Le Royaume de l’insolence Michael Barry a décrit le code moral des montagnards pashtouns : il y a trois piliers fondamentaux qui sont l'hospitalité, la vengeance et le droit d'asile. Comment réactiver ces principes qui sont constitutifs de la façon de vivre des Afghans, après tant de guerres et tant de malheurs, sans pour autant réactiver ou au moins en contrôlant le principe de la vengeance ?
Oui pour moi c'est une question primordiale, notamment dans la situation actuelle, cette relance de la vengeance et de la violence. Pour moi seul un travail de deuil peut stopper tout ça. Un travail de deuil individuel mais aussi collectif. Avant mon récent voyage en Afghanistan je parlais de ça d'une manière très individuelle, mais depuis ce voyage de quelques semaines là-bas, je pense qu'il faut faire un travail de deuil collectif sur le passé. Cela ne veut pas dire que, faisant le deuil, nous oubliions notre passé, au contraire il faut en parler, mais pas dans une volonté de vengeance. Le travail de deuil est plus de l'ordre du discours, plus de l’ordre des mots que du recours aux armes. Concernant les trois piliers de ce qu'on appelle le Pashtoûnwalî (code d'honneur des pashtouns), ce qui me gêne justement c'est la vengeance, et c'est très très présent. Ce code c'était d'abord un code traditionnel, mais ensuite avec l'arrivée de l'islam, ce code est entré dans la religion, ce qu'on appelle la loi du talion, dans l'islam, et là cela a été renforcé. Dans Les Mille maisons... le personnage féminin de Mahnaz suit ce code de l'hospitalité, elle offre l'asile à Farhad mais en même temps elle transgresse beaucoup d'interdits traditionnels inscrits dans le Pashtoûnwalî. Pour moi c'est un peu ça, retourner aux racines, à l'authenticité, à ce code d'honneur des Afghans, tout en le transgressant.

Votre personnage, Farhad, évoque un premier moment de sa vie dans lequel il qualifiait les préceptes de son grand-père, habités par les djinns, comme des chimères. Mais après avoir subi la terreur soviétique, la croyance aux djinns n'apparaît plus comme une lubie, une chimère mais comme une ressource, une technique de survie à la terreur pourrait-on dire à la limite.
Oui il y a de ça, mais ensuite ce que j'ai voulu évoquer c'est le processus qui amène à la croyance un peu noire. Avant l'intégrisme, l'islam d'Afghanistan était ce derviche pour moi, celui qui est dans la mosquée à la fin des Milles maisons…, et qui représente ce soufisme-mysticisme qui était très très présent dans l'esprit des Afghans. Mais lorsque les Soviétiques puis la terreur se sont installés, en réaction à ça on est tombé dans la pensée noire, dans la peur religieuse. Pour moi ce n'est pas la terreur qui engendre la peur c'est plutôt la peur qui engendre la terreur, et la terreur utilise cette peur pour s'alimenter et dominer. Pour moi c'était ça le propos : comment les Afghans sont tombés dans cette pensée, entre les mains des intégristes puis des tâlebân. Lorsque j'ai quitté l'Afghanistan en 1984, je suis arrivé au Pakistan et j'ai vu que l'on donnait le livre des morts à tous les jeunes qui arrivaient d'Afghanistan. Quand on lit ce livre on ne fait que des cauchemars, et c'est très dangereux parce qu'il instaure tout de suite un rapport de peur entre l'homme et Dieu. Et cela pousse à faire des actes très très violents.

Par rapport à votre écriture, dans Terre et cendres, avec l'emploi constant de la deuxième personne du singulier, de la forme du tutoiement , on a le sentiment qu'il y a une mise en scène au sens cinématographique, comme un scénario, qui donnerait des indications à un acteur : «-tu fais cela tu enlèves la pomme du baluchon etc.», et d'une autre façon dans Les milles maisons… le mode narratif rappelle les techniques du fondu-enchainé et du fondu au noir, de la voix off aussi parce que les voix sont très importantes. N'y a-t-il pas une tentative de transcription littéraire de procédés cinématographiques ?
Oui, je suis cinéaste de formation, je viens de l'image et j'aime la peinture. J'écris des scénarios pour les autres mais pas pour moi même (rires), donc évidemment je suis influencé par ça. Et je m'inspire aussi beaucoup des tableaux pour l'écriture. Quand j'écrivais Les milles maisons du rêve et de la terreur, j'avais toujours dans mon bureau des livres de peintures, je regardais notamment Georges de la Tour et Caravage, l'éclairage sur les gens, les objets et ça m'inspirait. Un ami me disait que s'il prenait le texte des Milles maisons…, le découpage technique serait déjà fait (rires). Le but c'était de faire visualiser les choses dans la tête du lecteur, et aussi les pensées. Pourtant c'est aussi un piège parce qu'à chaque fois qu'on le lit on se dit que c'est un scénario pour un film. Mais quand on se lance dans l'écriture scénaristique, on voit que c'est très difficile. D'un autre côté je suis content parce que cette “visualité” est très intérieure. Donc si j'arrive à faire visualiser l'intériorité c'est bien.
Pour en rester au cinéma, vous préparez vous même un film sur l'Afghanistan ?
Oui j'ai tourné récemment un film documentaire sur l'Afghanistan pour la chaîne Arte. Mais j'ai aussi préparé le tournage de Terre et cendres, que l'on tournera en septembre-octobre 2002 en Afghanistan. Le scénario a été écrit par un scénariste iranien, Kambuzia Partovi qui a écrit Le cercle, réalisé en 2000 par Jafar Panahi. Cela fait un an qu'il vit entre Paris et Téhéran et que l'on travaille là-dessus, et il va encore venir la semaine prochaine parce qu'il faut que l'on retravaille sur le scénario.

Pour terminer, nous avions envie de vous poser une question sur le commandant Massoud. Pensez que l'on peut dire que Massoud était un soufi des années 90 ?
Un soufi, non. Non je ne dirais pas ça. Pour autant j'aime Massoud, j'ai une grande estime pour lui. Mais un soufi ne se bat jamais, comme ça, avec des armes. Je ne suis pas contre le fait que Massoud se soit battu. C'est lui qui a résisté, notamment à l'époque de l'Union Soviétique, avec tous les Afghans qui se battaient, il était déjà là mais parmi les autres, et c'était un grand stratège. Mais par contre ce qui est important avec Massoud c'est son combat contre les tâlebân, ceci au moment où la majorité des Afghans l'on lâché. Mais on ne peut le considérer comme un soufi parce que si on se réfère à la lutte des soufis au Moyen-Age, contre l'obscurantisme religieux, ils ne se battaient pas, c'était plus de l'ordre de la réflexion, ils n'avaient jamais de discours, comment dirais-je, épique. Pour moi Massoud était plutôt de l'ordre de l'épique que de l'ordre du soufisme. Mais c'était quelqu'un de romantique, ça oui...

Le 15 Mars 2002