[acid brass]

Après avoir étudié quelques temps l'histoire de l'art à l'université, Jeremy Deller est peu à peu devenu artiste, préférant réaliser des œuvres plutôt qu'écrire des dissertations. L'originalité de sa démarche est de refuser une posture élitiste ou méprisante vis-à-vis du public dont il dit faire parti. Ainsi, en 1998 il réunit divers documents à l'aide de quelques fans du groupe Manic Street Preechers : peintures, dessins, collages ou poèmes sont exposés dans le but de comprendre la dévotion des fans, en elle-même productrice d'œuvres, alors qu'on l'associe trop facilement à la passivité consumériste. Nous nous intéresserons à une autre réalisation de Deller : Acid Brass.
Le disque du même nom est édité en 1997 et l'idée lui serait apparue dans un pub : faire rejouer des standards de house music par une fanfare traditionnelle, The Williams Fairey Brass Band, originaire de Manchester. Les fanfares, depuis leur création, sont des formations qui regroupent rarement des musiciens professionnels mais sont l'émanation musicale d'un corps de métier : les mineurs par exemple. (Cf. le film Brassed Off, titré les Virtuoses lors de sa sortie en France). L'essentiel du répertoire des fanfares consiste en reprises de morceaux classiques, traditionnels et parfois aussi d'airs à la mode. Mais il ne s'agissait pas de simplement faire rejouer des morceaux historiques de house music par un brass band.
Le projet de Deller est plus ambitieux : dévoiler les liens sociaux et musicaux entre la fanfare et l'acid house. C'est l'objet du tableau noir qui accompagne Acid Brass et qu'il a intitulé The History of the world (L'Histoire du monde). On doit remarquer que ces deux tendances musicales sont déjà géographiquement liées : le nord de l'Angleterre, le bassin ouvrier de Manchester-Liverpool. Même si elles relèvent d'époques différentes elles sont liées à la culture de la classe ouvrière. Les fanfares de mineurs par exemple représentent un exutoire à l'exploitation capitaliste et sont parallèles au développement du mouvement syndical anglais au XIX° siècle. Les premières raves naissent dans une conjoncture sociale catastrophique suite à l'écrasement du mouvement ouvrier aux débuts des années 80 par le gouvernement Thatcher. Musicalement, on peut rapprocher la house music de la musique des brass bands par une sorte de non-professionnalisme plus ou moins revendiqué, une musique qui n'est pas faite par des “musiciens” pour des “mélomanes” mais par tout le monde et pour tout le monde. Le tableau The History of the world est donc une tentative de mise en réseau de ces faits et de ces intuitions. Schématiquement, Deller rapproche des noms d'artistes ou de collectifs, des sites, des évènements, des machines, des produits, des labels etc.
On peut s'amuser à suivre certains de ces parcours en partant d'un point, voir ce qui y conduit et ce vers quoi il tend. En parcourant l'espace on découvre l'histoire.
Exemple de parcours : la déclinaison techno, hardcore, break-beat, drum'n bass. Ce sont ce qu'on pourrait appeler des genres musicaux de l'espèce musique électronique. Ils sont successifs historiquement, correspondent à différents stades d'évolution du son, des techniques de mixage, du marché du disque et de la médiatisation du phénomène. La techno est une musique de danse produite électroniquement caractérisée par une répétition régulière de sons, articulée à une pulsation rythmique élevée. Le hardcore qualifie le noyau dur de la techno, une insistance sur des sons particulièrement agressifs, sur des rythmes binaires et ultra-répétitifs. Le break-beat, qu'on a appelé aussi jungle en référence au funky drummer de James Brown dans l'album In the jungle groove, est un retour à une structure ternaire, cassée (d'où son nom, break-beat) des rythmes caractéristiques du rap et du hip-hop. Dans la drum'n bass qui lui succède la pulsation répétitive et violente de la techno hardcore est absente, les rythmes sont également plus complexes, plus inattendus.
Après tout on pourrait contester ces étiquettes, les juger partiales, subjectives ou vaines. Cependant, d'où viennent ces dénominations ? Si on reprend les choses depuis le début, on s'aperçoit que la techno elle-même a plusieurs origines : des groupes comme Kraftwerk, 808 State, qu'elle a été élaborée quelque part (à Détroit semble-t-il) à l'aide du détournement de machines commercialisées au début des années 80 par l'entreprise Roland (TB 303 et 808 mais aussi 909), générateurs de sons (basses) ou de rythmes, initialement conçues pour des guitaristes sans bassiste ou sans batteur. Deller nous met sur la piste : c'est bien à Détroit qu'un certain Juan Atkins redécouvre Kraftwerk, combo allemand expérimental qui avait déjà sorti quelques disques avant le début des années 80. L'origine du terme de techno est cependant mystérieuse. On pourrait se référer à une définition rétrospective d'un autre D.J. de Détroit, Derrick May, la techno c'est Kraftwerk plus le funk psychédélique des diverses formations de George Clinton.
Comme le montre encore le diagramme de Deller les destins de la techno et de l'acid house sont liés car c'est à Chicago que se sont déroulées les légendaires soirées du Warehouse (en français : l'entrepôt) dans lequel officiait le D.J. Frankie Knukles à qui Derrick May aurait revendu sa première console Roland TB 303 ! On parlait alors de la musique du Warehouse. Dans le tableau les warehouse parties sont rattachées à la “desindustrialisation” qui frappe, aux Etats-Unis comme au nord de l'Angleterre, les anciens grands centres industriels florissants du XIXe Siècle, Détroit, Chicago ou Manchester. Ainsi, par extension, la musique que l'on jouait dans cet entrepôt en friche deviendra la house music. Mais on parla aussi d'acid house, dite ainsi à cause de ses sons “colorés” (c'est-à-dire filtrés) et secs consécutifs à la programmation de la console TB 303 et sans doute aussi en référence à l'usage de drogue, notamment l'ecstasy (le 'E' sous Acid house). L'avantage du tableau de Deller est enfin qu'il met aussi en lumière l'autre explication donnée habituellement sur la naissance de la house music, littéralement “la musique faite à la maison” à l'aide des samplers et des machines de Roland que nous avons déjà évoqués.
Dans le schéma de Deller Castlemorton semble constituer un événement important. En effet, il s'agissait d'un gigantesque festival en mai 1992 réunissant un nombre significatif de travellers, ravers et curieux (soit environ 40 000 personnes) autour de gigantesques free parties, organisées sans autorisation, en pleine nature ou dans des endroits abandonnés, par des Sound-Systems

(sonos mobiles) comme Tonka ou Spiral Tribe (qui a connu d'autres dénominations dont la plus connue reste Network 23). Le lien de cette tribu avec Psychic TV et plus loin avec Throbbing Gristle, deux formations du prolifique Genesis P.Orridge, s'explique par le rôle d'intermédiaire de celui-ci notamment dans sa diffusion de l'acid house naissante (qui inspire ses productions de l'époque) mais aussi dans la promotion de “concerts gratuits” dans la tradition radicale hippy américaine. Il faut remarquer qu'au niveau organisationnel et en dehors de considérations techniques ou musicales, l'esprit qui préside aux free parties et aux raves sauvages est très proche des concerts gratuits montés par les Diggers de San Fransisco : auto-organisation et défiance vis-à-vis des institutions et de l'Etat prônées par ces rassemblements dont on pourrait résumer la pratique par une formule popularisée par Jerry Rubin, Do it Yourself (“faites le vous-même”). DiY Collective reprendra d'ailleurs directement ce mot d'ordre et ses conséquences pratiques pour réagir contre le durcissement législatif du gouvernement britannique face à l'extension du phénomène des free parties, ce qui rend pertinent le rapprochement effectué par Deller avec les mineurs et leurs grèves très dures (The miners strikes dans le tableau), solidarité de la résistance populaire à la mise en ordre par le pouvoir.
Afin de légitimer les différents courants de musique électronique certains auteurs ont entrepris de les rattacher à l'histoire de la musique savante, aux avant-gardes du XXe siècle. Qu'y a t-il de commun entre la musique concrète de Pierre Schaeffer ou de Pierre Henry et la techno ? Peut-on dire que la musique répétitive de Reich, les œuvres de Stockhausen ou de l'IRCAM annoncent la musique électronique populaire ? La filiation est douteuse et la promotion d'une telle continuité entre les avant-gardes et la house music se réalise au détriment de la compréhension de cette dernière, forcément dégradée par rapport aux “modèles originaux”. Musicalement, la house et la techno sont directement issues de la disco et de l'electro (présente dans le tableau de Deller par l'entremise d'Africa Bambaataa, auteur en 1982 du fameux Planet Rock et lui-même icône du mouvement hip-hop alors naissant), premières musiques populaires (afro) américaines à intégrer des instruments électroniques. On peut relever des homologies avec les musiques savantes, on peut souligner que la musique électronique bénéficie des recherches techniques avant-gardistes mais il est tout à fait fallacieux de parler d'influence directe. Un journaliste fit l'expérience de faire écouter des disques d'Aphex Twin à Karlheinz Stockhausen qui méprisa ces compositions faciles et trop répétitives mais Richard D. James (le D.J. derrière Aphex Twin), fut lui-même déçu par l'absence totale de groove dans Le Chant des Adolescents du compositeur allemand !
Fidèle à son objet, Deller ne cherche pas à tout prix à intellectualiser la musique

populaire, à lui chercher des devanciers dans les avant-gardes du XX siècle. Acid Brass et The History of the world n'appartiennent pas non plus directement à cette histoire. Comme l'explique de façon convaincante le critique Dave Beech on ne peut comprendre l'œuvre de Jeremy Deller à l'aide des critères absolus valorisés par l'intégrité et la radicalité esthétiques : l'engagement politique et l'autonomie artistique. La culture n'est pas perçue uniquement comme un champ de bataille mais aussi comme un terrain ouvert. Dans ce sens on pourrait voir dans le choix de la forme du tableau noir, qui rappelle inévitablement l'école, ainsi que dans le titre de l'œuvre (“L'Histoire du monde”) à la fois de l'autodérision (sur la posture de l'artiste) et une moquerie des prétentions théoriques et didactiques des historiens de l'art ou de divers artistes contemporains, férus de “concepts”. The History of the world est une invitation à la dérive dans l'espace et le temps, la musique et le texte et finalement un hommage aux formes populaires de la résistance. En témoigne un autre projet de Jeremy Deller, à la fois amusant et iconoclaste, d'apprendre à des pensionnaires d'une maison de retraite à maîtriser des samplers et des ordinateurs. Contrairement à ce que prétend la publicité, Pierre Henry n'est plus le “plus vieux D.J. du monde”.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur The History of the world. Sur tout ce qui est montré dans ce tableau, sur tout ce qui est dans l'ombre. Mais il n'y a pas d'histoire officielle de “l'histoire du monde” pas plus qu'il n'y a de sens à l'Histoire. D'autres histoires sont possibles, à vous de les écrire...

Pour + d’infos :
The Williams Fairy Brass Band,
Acid Brass & Acid Brass Live
(CD audio disponibles & vidéo VHS , 55 mn.)
Emmanuel Grynszpan,
Bruyante techno : réflexion sur le son de la free party.
Nantes : Editions Mélanie Seteun, 1999.
Mathias Cousin & David Blot
Le chant de la machine : volume 1.
Paris : Delcourt, 2000 (bande-dessinée).

& dans ce numéro :
La reproduction de History of the world (p.16),
l'article de Dave Beech (p.20)
et le manifeste de Spiral Tribe / Network 23 (p.25)